Brasiliero 14h00

Le bouchon dansait paresseusement sur l’eau luisante. José avait établi un cadre avec ses pieds posés sur la rambarde, les doigts littéralement en éventail. Il s’amusait à conserver l’objet au centre pendant que Radio Maravilla laisser filtrer l’inaltérable bossa nova.

Le fil en néo-nylon était pratiquement invisible mais c’était la seule concession qu’il avait accordé à la modernité pour ce qui touchait à la pratique sacrée de la pêche à la ligne. Les cannes téléguidées au radar le faisaient doucement rigoler, à croire que la nouvelle mode du « Retour aux Sources » n’était qu’un plan marketing de basse extraction ourdi par une corpo du loisir ne faisant plus recette dans la ceinture d’astéroïdes.

Non, José était le produit d’une longue tradition familiale qui prônait l’art de laisser le temps au temps, et les poissons plutôt tranquilles. Sous son chapeau de paille, il avait tout du petit vieux à la peau brune teintée et halée par le soleil, celui qui suit l’actualité du Maracana II tout en sirotant son caïpirinha.

Le petit bateau amarré à l’estacade était simple et sans prétention, et la longue courbure de la baie révélait dans son dos les immeubles qui avaient poussés comme des champignons sur le front de mer de Brasiliero 30 ans auparavant.

Sur la plage écrasée par le soleil du midi, on voyait le spectacle traditionnel des joueurs de ba-volley, les culturistes et autre beautés entièrement remodelées par abus de crèmes cyano-hydratés et interventions laser sous-cutanées. Les meilleurs ingénieurs de chirurgie esthétiques étaient d’ailleurs devenus capables de vous modifier la couleur des yeux par réalignement génétique des pigments. Plus besoin de lentilles de contact ça coutait cent fois moins cher. Les opticiens avaient mis la clef sous la porte en 2145.

José se rassit et commença à rembobiner tranquillement. Un jeune couple passa, mangeant des glaces. Pas loin des adolescents zonaient le bitume chauffé à blanc et observaient l’un des leurs en train de tagger la chaussée à la bombe superposable. Le résultat était une sorte de Christ famélique avec des yeux biotech qui se voulaient suppliants. Un androide de 3ème génération promenait un bébé dans une poussette-grav.

Le ressac étincelait sur le sable blanc près du remblai.

Le doux grésillement du fil revenant sur la bobine aurait induit en erreur un spectateur sur l'indolence de la scène. Mais de sous son chapeau, José suivait du coin de l'œil une silhouette au milieu des passants. Elle ne semblait pas vraiment vaquer comme les autres.

Il emballa soigneusement ses cannes puis quitta son bateau.

José commençait à peine à siroter son cacao, installé à la terrasse du café que Sergio Ribeira le rejoignit.

Avec un sourire en coin, José poussa devant lui la tasse de caffé bouillant qu’il savait que son chef de poste appréciait.

- merci José. Et comment va ta famille ?
- bien bien, ça pousse tout çà, l’aîné va bientôt pouvoir aller à l’université. Mais bon tu sais les gosses, ça sait jamais ce que ça veut.

Les deux hommes s’abimèrent un moment dans la contemplation de l’océan.

- tu as pu recouper les derniers évènements José ?
- plus ou moins. Tout ça n’est pas clair, et mes contacts où tu sais m’ont donné des informations qui les troublent.
- qui les troublent ? Pourtant la situation devrait être assez limpide de leur point de vue.
- c’est plus complexe que cela. On sait tous qu’Aube a triffouillé quelque chose de pas clair sur Horizon Rouge. Bourak semble silencieuse sur le sujet depuis lors et les labos noirs de l’Empire n’ont jamais été aussi actifs.
- oui je sais tout çà. Néoterra a subit une nette perte d’influence et le gouvernement cosaque semble vouloir tirer parti de la situation pour la négociation concernant leur Corps Expéditionnaire.
- je ne parle pas de çà mais de l’incursion de l’IE dans l’espace de la Sphère.
- oui le Blocus a subi une nette défaillance. Une enquête est en cours.
- non, en fait tous les services concordent à dire que l’IE semblait …euh….pressée. Un peu comme si elle improvisait. D’ailleurs l’incursion a rapidement été étouffée si je ne m’abuse.
- oui, pas de survivants. Mais qu’est-ce que tu sous-entends José ?
-…rien…enfin si….c’est comme si j’avais la réponse au bout de la langue. Tu vois, je suis dans le métier depuis 40 ans et les coups tordus j’en ai vu. Mais là je ne reconnais aucune signature d’aucune puissance. Chacun semble croire que le code Infinity a été activé à cause de l’autre mais enfin…je serais prêt à mettre ma main à couper que le problème vient d’ailleurs. Mon instinct me hurle que nous sommes face à une sorte de manipulation mais pour cela il faudrait une preuve concrète indéniable.
- il n’y en aura pas José et de toute façon les conclusions de l’O-12 ont été soumises à ALEPH. Le Code Rouge sera abandonné à 14h00 dans exactement 8 jours et la situation Infinity déclassée. Les négociations sont sur le point de démarrer.
- ALEPH, tu dis ? Hum es-tu vraiment sûr de ce foutu grille-pain Sergio ? Ce truc nous dit bien ce qu’il veut non.
- tu vieillis José, on dirait une de ces révérendes nomades à la retraite en train de radoter leur combat de lutte des classes.
- mouais enfin bon je t’aurais prévenu patron. Bon faut que j’y aille, salut.
- salut José, embrasse ta femme de ma part.

Sergio Ribeira termina son caffé l’air songeur. Quelque chose avait mal tourné, José avait raison. Mais il n’avait pas voulu l’alarmer encore plus que nécessaire. Certains agents du Bureau n’avaient plus donné signe de vie depuis le changement de Code et la tournure des évènement ajouté à la menace de l’AC ne leur avait pas permis d’enquêter plus avant.

Sergio soupira et consulta son chrono. Ok cette flic à voir puis le délégué calédonien venant présenter ses exigences. La journée serait très longue et son crochet par Brasiliero n’avait fait que la rallonger.